Le rap a toujours eu une place importante en France, tant par la production américaine que locale, et on est un des plus gros consommateurs de ce genre de musiques dans le monde. Si les groupes comme IAM, Supreme NTM, Assassin, Dee Nasty sont nés dans les années 80, le rap n'existe en France que de façon confidentielle, dans les milieux très spécialisés, déjà bercés avec cette musique qui vient d'outre-Atlantique.
Il faudra donc attendre la première année des nineties pour que la France se fasse entraîner par un titre qui "sonne" rap. Officiellement, le premier succès d'un titre "rap" en France est en fait... belge! En effet, c'est avec "Mais vous êtes fous" du groupe Benny B que le pays découvre le rap.
Si le morceau n'est pas vraiment stricto sensu rap, il apporte beaucoup des codes associés à la culture urbaine, notamment les tenues et la danse, qu'on appelle alors le "smurf". Les gars qui tournent sur la tête font leur apparition sur notre territoire, et il faudra attendre l'année suivante pour qu'une déferlante rap s'abatte sur toute la France. Avec Bouge de là, MC Solaar apporte ses textes ciselés sur une musique funky et sympathique. "Qui sème le vent récolte le tempo, le premier album de Claude M'Barali
(le véritable nom de Solaar) est un véritable carton, avec ses tubes
comme le titre éponyme, Victime de la mode ou encore Caroline, et la France découvre les samples et les DJ.
Le rap devient alors "in", et les médias de débattre si ces artistes pour la plupart issus des banlieues sont les nouveaux poètes de notre temps. D'autres artistes, comme Ménélik ou Alliance Ethnik arrivent à la même époque pour faire danser sur des rythmes souvent entraînants, mais avec des textes qui ne reflètent pas forcément le côté engagé du rap qui domine aux USA avec NWA ou Public Enemy. En France prédomine clairement l'aspect festif du genre musical, celui initié par Sugarhill Gang par exemple en ce début de décennie.
Néanmoins, le rap dit "engagé" existe bel et bien en France. Des mouvements considérés comme "hardcore" font entendre la voix des cités et commencent à faire prendre conscience à la France du malaise qui règne dans les banlieues, dans sa jeunesse et ses enfants d'origine immigrée. C'est incontestablement avec des groupes comme Supreme NTM que la revendication trouvera sa voie dans les télés et radios de France, grâce à des albums comme "J'appuie sur la gachette" en 1993 puis "Paris sous les bombes" en 1995
Fort heureusement, le groupe mené par Kool Shen et Joey Starr ne sera pas seul à mener la barque de la contestation dans l'Hexagone. Ministère A.M.E.R, Rockin' Squat, Assassin ou Ideal J sont les fers de lance d'un rap militant, voire hardcore. C'est d'ailleurs à cette époque que commencent à naître les premières polémiques entre le rap et les politiques français. "Sacrifice de poulets" sera l'objet d'une plainte d'un autre ministère, celui de l'Intérieur, en 1995, avec une condamnation à une amende de 250.000 francs et la dissolution du groupe (on y reviendra).
Si Paris et sa banlieue sont un vivier de talents de rap, il y a de l'autre côté du pays un autre mouvement, tout aussi puissant d'un point de vue commercial, médiatique et musical, le "style de Marseille", dominé de la tête et des épaules par IAM et suivi par un nombre incroyable de disciples plus ou moins doués, comme Fonky Family ou le 3e Oeil. Il est néanmoins intéressant de voir à quel point IAM a fini par étouffer toute la production phocéenne de son charisme, et il est difficile de percer sur les bords de la Méditerranée. Les albums "Ombre est lumière" et surtout "L'école du Micro d'Argent" en 1998 conduiront le groupe au firmament du rap francophone. Le morceau "Demain c'est loin" et ses presque dix minutes de flow incessant sans refrain a été une véritable claque pour les amoureux de musiques urbaines.
Et si Paris et Marseille dominent, le rap francophone arrive à se faire une petite place dans les autres villes du pays. Ainsi le groupe toulousain KDD arrive à se faire une petite place grâce à son titre "une princesse est morte", qui singe la mort de Lady Di pour rappeler que d'autres femmes souffrent en silence :
Puis la fin des années 90 a permis à la plupart des membres de ces groupes de s'exprimer en solo. Après de nombreuses années à batailler à plusieurs, beaucoup d'entre eux émettent le souhait de prendre leurs distances, parfois de force, comme les membres du Ministère que sont Passi, Stomy Bugsy et Doc Gynéco. Ces derniers s'éloignent un peu du rap militant et virulent pour se tourner vers un rap plus sage, plus mainstream, avec des sonorités très inspirées du funk et de la soul. Leurs albums seront des cartons, les titres "Mon papa à moi est un gangster" de Stomy ou "je zappe et je matte" de Passi seront des tubes de la décennie. Quant à Première Consultation, le premier opus de Doc Gynéco, il sera considéré par beaucoup comme un chef d'oeuvre de rap "cool". Il n'arrivera d'ailleurs pas à renouveler la formule qui fit son succès...
A Marseille aussi, la fin des années 90 annoncera la naissance des solos. Chaque membre de IAM sortira son propre album solo, avec plus ou moins de succès et de talent. Petite préférence personnelle pour Sad Hill, l'album solo de DJ Kheops, qui regroupe une pléîade de stars du rap autour du thème du western d'Ennio Morricone. Akhenaton saura changer de style pour pondre les "Bad Boys de Marseille" ou carrément faire rire avec "J'ai pas de face" sur un sujet très à la mode, la "musique poubelle" des maisons de disque, toujours d'actualité ...
Le rap, c'est aussi le règne du featuring et de la collaboration entre artistes. On n'hésite pas à faire découvrir ses potes ou à faire des duos de rêve entre artistes renommés. Et parfois, petit artiste prend son envol seul. J'en profite pour faire (re) découvrir un artiste un peu oublié, ancien chorégraphe de Solaar qui a ensuite fait une très rapide carrière solo, mais a su proposer un ou deux titres de qualité, dont celui-ci :
Je ne peux pas terminer ce tour de table du rap français des années 90 sans parler d'un artiste assez à part, ancien de Scred Connexion, qui s'appelle Fabe. Peu connu du grand public, il aura su faire marquer les esprits des amateurs de rap avec son flow rude, ses paroles taillées à la serpe et ses propos parfois virulents à l'égard du rap hexagonal. A tel point qu'après avoir descendu en flèche la moitié de la scène rap (comme Booba ou NTM), il se retirera du rap, se convertira à l'islam et deviendra imam au Québec.
La fin de la décennie marquera la fin d'une époque, et quelque part l'an 2000 scellera cet âge d'or qu'on ne retrouvera plus. Déjà, la séparation de NTM (qui se reformera plus tard pour faire plaisir aux quadras branchouilles parisiens et sûrement aussi pour un joli petit chèque...) et la baisse de niveau de IAM (bien que l'album "5e Saison" sorti en 2007 ait quelques fulgurances d'antan) annonçaient la fin de cette ère. Si des groupes comme le Saîan Supa Crew essayent d'apporter une autre direction au rap en s'appropriant d'autres styles musicaux, il s'avère que le début des années 2000 signe un réel déclin, et le rap francophone tourne sérieusement en rond, ne sachant pas se renouveler.
Skyrock posera sa main sur le secteur, imposant qui doit cartonner ou pas, le mainstream, qui pourtant proposait des perles auparavant, sera gangrené par les niaiseries et les chanteurs pseudo bling bling, pompant complètement ce que le rap US fait de moins bien. De la revendication on passera à la victimisation, du rap festif on passera à un rap faisant l'apologie du fric, de la drogue et des filles faciles. L'époque a changé, le rap aussi. Pourtant, il y avait tant à dire... Mais sclerosé par les luttes entre rappeurs et l'argent facile, il est tombé dans ses propres travers pour devenir une caricature de lui-même. A tel point que le titre parodique "Fous ta cagoule" de Michael Youn, sous le pseudonyme Fatal Bazooka, a un meilleur flow et de meilleures paroles que bien des titres "sérieux"... Les artistes réputés, comme Booba, passent plus de temps à se regarder dans le miroir qu'à apprendre à écrire. O Tempora, ô Mores, comme on dit...
Fort heureusement, certains sortent du lot et continuent à prendre la relève de leurs aînés, mais hélas, ils ont du mal à sortir de l'anonymat et de l'underground. La Rumeur, Keny Arkana, Orelsan savent manier une plume incisive tandis que certains font muter le rap dans d'autres univers, comme le rap électro de Wax Tailor et Svinkels ou bien celui plus punk de Stupeflip. Il est évident que le rap "à l'ancienne" tel qu'on l'a connu à la fin du siècle dernier n'existe plus ou n'est plus que l'ombre de lui-même, et il est parfois un peu dommage qu'il faille tomber dans la nostalgie pour entendre du bon rap. Surtout qu'aux USA, on sait encore faire du bon son, même parmi le mainstream. Eminem, en arrivant en 2000 avec son chef d'oeuvre "Marshall Matthers LP" a mis le coup de grâce au rap francophone. Et certains ont beau essayer de le copier, on n'a jamais su avoir notre Eminem à nous (à part peut-être le caennais Orelsan)... Quand pourra-t-on entendre à nouveau du flow de qualité dans la langue de Molière?
Alors j'avoue que mon post est loin d'être exhaustif, que je n'ai pas parlé de tout le rap de cette époque, mais j'ai essayé aussi de parler de mes goûts personnels et de ressortir quelques vieilleries qu'on aurait presque oublié si internet n'existait pas. Je ne prétends pas non plus avoir une connaissance encyclopédique du genre, mais ce fut celui que j'ai le plus écouté dans mon adolescence (aussi parce qu'il était le genre majeur à l'époque) et qu'il y a une certaine nostalgie et une certaine désillusion quand j'écoute la production actuelle, dans laquelle j'ai du mal à me reconnaître. J'espère juste avoir pu faire découvrir ou redécouvrir quelques petits titres sympas aux amateurs de rap (ou pas), c'était cela ma volonté première derrière cet article.